Des journaux littéraires, il y en a des tonnes. Ce qu’un homme, une femme a pensé, a vécu, comment il /elle a traversé la vie…Mais « le journal d’un corps », ça c’est une première. Le corps, ce fidèle compagnon qu’on oublie souvent pour ne vivre qu’avec sa tête…quand tout va bien. Le corps, il en question en littérature quand il se rappelle au souvenir de son propriétaire à travers la souffrance, la maladie, le dysfonctionnement. Ici, c’est un corps tout au long de sa vie qui est décrit. Un journal intime vu du côté de la chair. Des découvertes enfantines, de l’obsession adolescente (surtout dans sa partie centrale !), du corps adulte vécu comme un véhicule utilitaire à la dégénérescence de la vieillesse ; tout est passé au crible dans ce livre. On ne peut pas qualifier ce roman d’impudique, ce qu’il raconte est vrai et met justement le doigt sur la vraie impudeur : croire que l’homme n’est qu’un être pensant, que le reste n’est qu’un amas de viande encombrant. Notre société est ambivalente sur la notion du corporel ; on a jamais autant adulé le corps quand il est sain, beau, en pleine santé ni autant caché l’inévitable : la vieillesse, la décrépitude corporelle; ce refus de toute image pouvant incarner la fin.
J’avais lu ce livre à sa parution et j’ai eu l’occasion de le relire quand on m’a offert (beau cadeau d’une belle personne) sa version illustrée par Manu Larcenet. Et c’est une nouvelle lecture que l’on m’a aussi donné. Je suis depuis longtemps Larcenet et j’admire beaucoup son talent protéiforme. Il m’a fait rire avec son « Retour à la terre », pleuré avec « Combat ordinaire » et j’ai été bluffée par son travail dans « Blast ». Le dessin de Larcenet colle parfaitement au texte de Pennac, le trait à l’encre est vif, il n’y a pas de fioritures, c’est du ressenti au-dedans (les anglais ont cette expression magnifique de « inner feeling » qui ne peut être que sous-traduite en français), bref cela ajoute encore de la force à un texte déroutant.
LISEZ LISEZ LISEZ ce livre et découvrez, si ce n’est déjà fait, Manu Larcenet au passage, ce sera mon seul (mais mon meilleur) conseil de l’été !
Petite info : à la rentrée littéraire, Brigitte Giraud publiera chez Stock dans la collection « la forêt » un journal d’un corps…de femme. Ce texte, elle le travaille depuis longtemps et a elle a été assez troublée de voir que Daniel Pennac a eu la même idée qu’elle mais a publié son roman avant. Heureusement pour elle, et pour nous, Pennac demande dans son livre à avoir un avis féminin sur le sujet. La littérature fait quand même bien les choses non ?
Éditeur : Futuropolis
EAN : 9782754809504
Nombre de pages : 383
Citations :
- Au départ, l’homme ne sait rien. Rien de rien. Il est bête comme les bêtes. Les seules choses qu’il n’a pas besoin d’apprendre c’est respirer, voir, entendre, manger, pisser, chier, s’endormir et se réveiller. Et encore ! On entend, mais il faut apprendre à écouter. On voit mais il faut apprendre à regarder. On mange mais il faut apprendre à couper sa viande. On chie mais il faut apprendre à aller sur le pot. On pisse mais quand on ne se pisse plus sur les pieds il faut apprendre à viser. Apprendre, c’est d’abord apprendre à maîtriser son corps.
- Ce qui se lit d’abord sur nos visages quand nous sommes en société, c’est le désir de faire partie du groupe, l’irrépressible besoin d’en être. On peut certes attribuer cela à l’éducation, au suivisme, à la faiblesse des caractères – c`est la tentation de Tijo —, j’y vois plutôt une réaction archaïque contre l’ontologique solitude, un mouvement réflexe du corps qui s’agrège au corps commun, refuse instinctivement la solitude de l’exil, fut-ce le temps d’une conversation superficielle.
- J’ai vu très peu de malades parmi mes camarades. Nous avons tout imposé à nos corps : la faim, la soif, l’inconfort, l’insomnie, l’épuisement, la peur, la solitude, le confinement, l’ennui, les blessures, ils ne regimbaient pas. Nous ne tombions pas malades. Une dysenterie occasionnelle, un refroidissement vite réchauffé par les nécessités du service, rien de sérieux. Nous dormions le ventre creux, nous marchions la cheville foulée, nous n’étions pas beaux à voir, mais nous ne tombions pas malades. J’ignore si mon observation vaut pour l’ensemble des maquis, c’est en tout cas ce que j’ai constaté dans mon réseau. Il n’en allait pas de même pour les garçons qui s’étaient laissé prendre par le STO. Ceux-là tombaient comme des mouches. Les accidents du travail, les dépressions nerveuses, les épidémies, les infections en tout genre, les automutilations de ceux qui voulaient s’enfuir décimaient les ateliers ; cette main-d’œuvre gratuite payait de sa santé un travail qui n’en voulait qu’à son corps. Nous, c’est l’esprit qui était mobilisé.